Bébert le légionnaire

1er prix de la Nouvelle décerné par le Groupe des Écrivains-Médecins 2010’’


Les vicissitudes de l’existence avaient précipité Albert, le légionnaire, des hauteurs ensoleillées du Djebel Amour sur les pavés inégaux et
glissants d’Aubervilliers.
Il avait fait son temps, son plein de décorations, avait secoué dans le vent des banlieues les grains de sable de ses leggings et dépensé dans des
troquets minables les reliquats de son pécule.
Il errait, sans cause et sans motif… Son béret, incliné sur la tempe gauche, facilitait l’ébauche d’un salut militaire maintenant réservé aux intimes.
La pente asymétrique de cette coiffe occitane compensait une légère boiterie.
Un genou droit handicapé par un éclat de grenade ou une balle perdue.
A Sidi-Bel-Abbès, le médecin major avait insisté pour qu’il reprenne la vie civile à la suite de sa dernière blessure.
Celle qui lui avait emporté un morceau du crâne et peut-être un peu de ce qui pouvait se trouver à l’intérieur.
Le port du béret avait alors misérablement supplanté le képi blanc et le couvre-nuque.
De sa tenue militaire il n’avait conservé que le pantalon élimé…
Il regrettait parfois les nuits d’Afrique, les étoiles aussi nombreuses que les grains de sable des dunes et les croissants obliques de la lune.
Il devenait poète à l’heure où les lions vont boire au marigot, ou plus exactement maintenant, à celle où les chouettes se mettent à chasser les
rongeurs, car il était devenu le gardien de nuit d’une usine à Coulommiers.
Au cours des soirées chaudes de juin il avait remarqué une jeune personne qui passait le long de son trottoir.
C’est elle qui, en revenant du travail elle faisait partie de l’équipe de jour lui dit bonsoir la première.
A travers les mailles du grillage on se passa une cigarette, puis on s’offrit quelques friandises, ce qui permit à leurs doigts de se toucher.
Au bout d’une semaine ils se racontaient leur vie.
Bébert échangeait des souvenirs qu’elle pouvait comprendre car elle avait vécu " là-bas’’, comme lui il devenait amoureux…
En retour, elle n’était pas insensible au charme rude du Légionnaire…
En septembre, un soir de pleine lune il lui promit de l’emmener danser…
L’ennui, c’est qu’il ne pouvait sortir que l’après-midi car il devait regagner son poste dès la nuit tombée, lorsque les ouvriers quittaient leur boulot.
Les rencontres semblaient impossibles.
Le samedi soir n’était pas son jour de sortie. Les fins de semaine donnaient aux malfrats des idées de monte-en-l’air.
Ces jours-là, il vérifiait les cadenas et il surveillait encore plus jalousement ses grillages.
Un de ses ami, Armand lui avait fait cadeau d’un démonte-pneu.
Il le portait dans la botte de sa bonne jambe pour faire face à des attaques imprévues.
Déjà six mois, qu’il gardait l’usine… Décembre arrivait.
Le Patron lui avait fait cadeau d’une canadienne fourrée et d’une paire de gants de montagnard.
Il avait ajouté ces précieuses paroles : < Pour Noël tu auras quartier libre…>
Une perm .
L’impatience le gagnait. Pendant ses après-midi de liberté il se promenait dans Paris pour choisir les lieux où il entraînerait sa belle.
Habitué à peaufiner une stratégie il n’allait pas remettre au hasard le soin d’organiser son voyage de noces !
Les alentours du quartier de la Bastille animés de flonflons et de guirlandes lumineuses sur les façades des dancings semblaient convenir à ses projets.
La rue de Lappe et les impasses adjacentes lui communiquaient leur liesse populaire et bon enfant dans laquelle il s’épanouissait comme un gamin.
Un sapin dans l’usine, avec des jouets pour les enfants des employés de l’usine annonça l’arrivée du jour fatidique.
On y était !
Mais voilà !
La radio, relayée par France-Soir, annonçait une catastrophe!
" Grève générale de la R.A.T.P. pour une augmentation de salaire des équipes de nuit…"
Une grève-surprise, argumentait le journal du soir ;
Un coup médiatique de la C.T.G. avec le soutien des organisations habituellement concurrentes mais en accord, la veille de Noël, pour paralyser les
transports de la Capitale et embêter tout le monde
Bébert hissa mentalement le fanion de la révolte !
Pour une fois qu’il pouvait sortir avec sa belle après cinq mois de chastes fiançailles, ce coup du sort lui paraissait bien amer…
Coincé dans son oasis de Coulommiers, dans quel véhicule allait-il traverser la zone désertique qui le séparait des lumières de la Rue de Lappe ?
Les taxis peut-être, si les conducteurs n’aidaient pas bobonne à la cuisine ou à garnir leur sapin de cadeaux pour les mômes
Mais il n’était pas homme à renoncer à la promesse échangée à travers les grilles de l’usine, avec Suzie, dite Pépette, sa bien-aimée…
A l’usine toute l’équipe était au courant de l’idylle et certains connaissaient même de vue sa bonne-amie.
On la disait gironde, et c’était un compliment que Bébert acceptait avec gourmandise.
Le patron lui avait glissé dans la main, en lui souhaitant bonne chance, une petite poignée de billets pour faire la fête
Le froid l’avait contraint à revêtir la grosse canadienne fourrée par-dessus son costume de ville.
Les passants qu’il croisait sur les trottoirs se dépêchaient de rentrer chez eux.
A chaque bonsoir échangé, un petit nuage de buée leur flottait quelques instants autour des lèvres.
La façade de l’église Saint-Denis était éclairée par des projecteurs et la musique de l’orgue s’entendait sur le parvis au-delà des portes fermées.
Sur le pont Pompidou, il passa l’eau du Grand Morin pour gagner la Gare par la rue de Flornoy.
Le parking était désert… Pas le moindre taxi… Il consulta sa montre 19 h15. L’heure de son rendez-vous approchait.
Il était temps de revenir sur ses pas pour retrouver le 72 de la rue du Patras, à côté du Temple, où habitait Suzie, avec une de ses copines.
Place de l’Hôtel de Ville, habituellement grouillante de monde et encombrée par le stationnement automobile, les gens se faisaient rares.
Seuls, les six camions-benne de la S.I.R.O.C.( Société Interurbaine de Ramassage d’Ordures de Coulommiers.) stationnaient dans l’ombre comme
de gros scarabées verts.
Devant le 72, son index appuya sur la sonnette, son cœur battit la chamade, et tous ses sens se tendirent pour guetter le bruit des talons hauts sur
le carrelage de l’entrée.
Suzie était fin prête, maquillée de frais et sentait la violette.
Comme tu es belle…, lui susurre Bébert en l'étreignant fougueusement
Comme tu es fort…, murmure Suzie en répondant à son baiser.
C'est notre soirée enfin… se disent-ils en se prenant par le bras.
Un ennui cependant, ma petite Suzie, tu es au courant de la grève des transports ?
Ici la C.T.G. retient les bus au garage et à Paris les grilles du métro sont fermées !
Moi qui voulais t’emmener danser à la Bastille !
Nous trouverons bien un restaurant quelque part à Coulommiers; Du moment que nous sommes tous les deux ensemble…, cela me suffit.»
Mais Bébert n’était pas du tout de cet avis.
La sortie qu’il avait programmée, pour laquelle il avait arpenté si longuement les rues, jaugé les établissements sur les menus affichés ou la qualité
de l’orchestre, ce n’était pas une rébellion de syndicalistes qui l’en priverait.
Il pensait aussi, mais tout bas, au petit hôtel accueillant et de bonne tenue dont il avait remarqué la rangée de plantes vertes dans le couloir qui
précédait l’escalier.
Sa soirée de gala, il y tenait… Il trouverait bien un moyen de contrer le sort .
Les rues étaient de moins en moins fréquentées, même les cinémas ne recrutaient que bien peu de spectateurs.
La marche les réchauffait, mais Suzie commençait à avoir mal aux pieds.
Elle ne voulait pas troquer ses talons hauts pour la paire de chaussures basses qu’elle réservait à la piste de danse.
Après une promenade sans but, en amoureux, ils passèrent devant le Théâtre dont la sonnette annonçait le lever de rideau puis se trouvèrent en
vue de la Mairie, Place de l’Hôtel de Ville.
Asseyons-nous dit Suzie en se blottissant contre lui.
Bébert la prit dans ses bras mais continuait à penser au moyen de quitter cette ville quasi morte.
Les six gros scarabées verts de la S.I.R.O.C. ( Société Interurbaine de Ramassage des Ordures de Coulommiers ) dormaient toujours à l’ombre des
grands platanes déplumés par l’hiver.
Bébert se souvint soudain de son permis poids-lourds délivré à Constantine.
Il l’avait eu du premier coup.
Pépette, attends-moi là, il faut que je vérifie quelque chose….
Les mains dans les poches, l’air distrait, sifflotant l’air du Pont de la rivière Kwaï qu’il préférait à tout autre, il fit le tour des mastodontes endormis.
La portière de celui qui était en tête n’était pas verrouillée, et comble d’imprudence la clé de contact était restée enfoncée dans le Neimann…
Le camion démarra au quart de tour, tu grimpes ! On s’en va !
La vieille 402 de son ami Armand, un autre déclassé qui le véhiculait parfois, ne pouvait rivaliser avec le camion-benne Direction assistée, six
vitesses sur la boîte automatique, suspension moelleuse…
Et puis des chevaux sous le pied, surtout à vide  Même un poste de radio, sans doute installée par son conducteur habituel.
Suzie semblait toute petite sur la banquette de moleskine.
Le pare-brise lui semblait être le verre d’un gigantesque aquarium dans lequel se reflétaient de minuscules piétons au milieu de guirlandes illuminées.
Elle rêvait de vacances lointaines, dans des pays étranges que lui avait fait entrevoir son légionnaire, là où elle marcherait pieds nus, toute
déshabillée sous un boubou blanc, ou même sans rien du tout.
Les vibrations des pavés des boulevards de Maréchaux, le froid dans la cabine, puis un arrêt au feu rouge de la Porte de Vincennes interrompent
son voyage imaginaire sous les palmiers-dattiers.
On arrive, dit Bébert j'enquille le Cours de Vincennes…
Après la Place de Nation je file sur le Faubourg Saint-Antoine et hop , voilà le génie de la Bastille qui nous tend les bras.
Depuis Coulommiers, nous n’avons pas mis plus d’une heure et demie faut dire qu’on a bien roulé avec cet engin ! Hein ! Pépette…»
Ça ne t’ennuie pas que je change de chaussures .
Mets toi à l’aise.
Tu seras prête pour danser.
T’aimes la Java ? ou peut-être mieux la Matchiche, le Fox-trot, le One Step… le Charleston, le Tango ?
Moi c’est plutôt la Java…
Tant mieux; tu verras, c’est la spécialité du quartier
Un quart d’heure après, Bébert arrêta le camion-benne de la S.I.R.O.C. dans une petite rue obscure, mit la clé de contact dans sa poche après avoir
verrouillé soigneusement les portières.
Suzie lui prit le bras en se serrant frileusement contre lui.
Puis ils entrèrent dans le dancing qu’il avait choisi, le plus sélect et le plus attrayant.
Des tubes de lumière violette dessinaient en lettres clignotantes la raison sociale de l’établissement : La Java Bleue…
Un Cerbère…, mais avec une seule tête et encore pouvait-on en douter ne laissait entrer que les couples.
Et moi qui raconte cette histoire, je n’avais pas de Pépette à mon bras ce soir là…
Je dus faire les cents pas dehors, en tournant autour du Génie de la Bastille pour ne pas faire de mauvaises rencontres dans des ruelles mal famées.
Un coup d’eustache est vite arrivé !
Mais je sais que Bébert et Suzie guinchèrent jusqu’à trois heures du mat, après avoir mangé une choucroute au premier étage, en guise d’intermède.
L’air froid du petit matin contrastait après le bain de vapeur de la salle de danse.
Les deux amoureux en sortaient, vannés mais heureux s’embrassant encore une fois sous les lumières violettes avant de se lancer à la recherche du camion.
Les vitres de la cabine étaient blanches de givre, mais le moteur se mit à tourner après quelques toussotements sans conséquences.
Suzie mit le chauffage à fond , Bébert démarra le lourd véhicule en douceur et reprit la route de Coulommiers.
En passant devant le petit hôtel qu’il avait repéré, il se sentit un petit pincement au cœur…Il n’était plus temps !
Il lui fallait replacer la benne du S.I.R.O.C. avec les autres sur la place de la Mairie avant l’arrivée de l’équipe du matin !
Pépette, tu dors ?
Non je rêve…
C’était quand même bien ! Malgré la grève…Comme un miracle de Noël.
Bébert, fais bien attention à la route…
T'en fait pas ! Ça se conduit comme une auto mitrailleuse, j’ai l’habitude…
Coulommiers était froid et désert., Bébert gara son engin en tête de fil, à l’endroit exact où il l’avait chouravé.
Tu descends Pépette… On est arrivé !
Suzie, cramponnée d’une main au rétroviseur mit le pied sur le trottoir et referma doucement la portière.
Après une dernière embrassade, elle s’empress de regagner son domicile.
Il ne lui restait que quelques heures pour se reposer avant de reprendre le boulot de la journée.
Quelques minutes après qu’elle eut tourné le coin d’une rue, des hommes habillés de combinaisons vertes descendaient l’escalier du
bâtiment administratif réservé aux services techniques.
Aucun n’avait aperçu Bébert au volant, mais il était le seul homme à traîner sur la place. Bébert était coincé, mais n’était pas du genre à fuir ses responsabilités.
Preuve incontestable de son larcin, le camion qu’il avait emprunté était le seul à présenter des vitres et un capot exempt de givre et
le capot était chaud .
Les types de la S.I.R.O.C. étaient furieux, compte sur nous t’auras un rapport soigné
. L’un d’eux reste avec un Bébert bien docile en attendant l’arrivée de la police.
Les autres montent dans les engins pour mettre les moteurs en route… Malgré les gémissements des démarreurs, aucun ne voulait partir !
Le fuel était à moitié gelé !
Seul parmi les six, celui de Bébert démarra au quart de tour.
Grâce à lui, l’un tirant l’autre, la colonne des camions-benne s’ébranla pour se disperser ensuite dans les rues de la ville.
Le Commissaire faisait les gros yeux et Bébert adoptait un profil bas en faisant tourner son béret autour de ses doigts.
Mais enfin qu’est ce qui vous a pris Un camion à ordures pour aller danser
L’accusé plaidait à la fois l’amour, le coup de siroco et l’injustice d’une grève sans préavis.
Ses antécédents de légionnaire, ses relations avec son copain Armand et celui qu’il appelait révérencieusement le Marquis, son emploi chez
un Patron qui avait de l’entregent, atténuèrent la sévérité des propos du policier.
Mais on le mettrait en cellule jusqu’à ce qu’on vienne le chercher c' est un type bien , s’empressa de dire son Patron au Commissaire, un peu fêlé
peut-être depuis son accident à la tête, mais honnête homme.
Je lui confie la garde de l’usine, c’est vous dire la confiance que je lui accorde ! Si je vous règle la note d’essence de cette nuit et verse une
petite somme à vos œuvres, vous pourriez faire un geste et passer l’éponge… Et en ironisant, il ajouta c'est quand même grâce à lui que la S.I.R.O.C. a pu commencer son travail ce matin…
Bon d’accord, je vais vous le rendre, mais il sera tout de même fiché dans nos rapports de police.
Bébert passa un mauvais quart d’heure à répondre à l’inspecteur qui pianotait les circonstances de son escapade en tapant du doigt sur sa
machine à écrire…
Quand il sortit enfin de la salle des interrogatoires, son Patron le réprimanda en lui faisant remarquer
Ton nom est dans les archives de la police maintenant ! La prochaine fois je n’irai pas te tirer de la prison, sache le bien .
Je dois vous avouer quelque chose… il n’y a plus de rapport…
Comment plus de rapport ?
Je l’ai arraché de la machine pendant que l’autre allait téléphoner à côté.
Le voilà, avec les trois exemplaires…J’ai même un cadeau pour vous…
Et Bébert ouvrit discrètement sa veste canadienne à l’endroit qui faisait une grosse bosse sous le tissu molletonné .
Elle est presque toute neuve, une Japy, je crois…

*    *    *

Dilan Ravec 10 III 03

RETOUR